Là où vont nos pères

Publié le 17 Avril 2023

Pendant tout le voyage, pas un jour de ciel bleu. Dans ma cabine, Dieu merci, je suis à l'abri du vent et de la pluie.

Comme à mon habitude, je ne peux m'empêcher, quand je monte sur le pont, de fabriquer de petites cocottes en papier, comme des libellules. Avec ce vent, elles s'envolent et semble nous suivre.

Enfin ça y est ! Nous voilà arrivés dans un port, immense. Le ciel est toujours aussi nuageux. J'aperçois quelques poissons nager à la surface et une barque avec trois pêcheurs, un grands filet et des cannes à pêche. 

Nous sommes très nombreux sur le pont supérieur du bateau. Beaucoup de mines inquiètes, tristes, fatiguées. Tous n'ont pas eu cette chance, comme moi, de voyager en cabine.  Beaucoup sont de pauvres migrants, fuyant la misère.

Tout à coup, un drôle de bonhomme, habillé de blanc, chapeauté d'un haut-de-forme appelle, crie, nous parle à travers un grand cornet, un haut-parleur assez sommaire. Je ne comprends pas, mais il nous dit sans doute que nous sommes arrivés. Nous allons sortir du bateau. Deux employés ont soulevé les lourds crochets qui ferment les portes. 

Je n'ai qu'une valise, bien lourde, de tous mes souvenirs mais je ne suis pas le plus chargé. Un homme porte une énorme malle d'osier sur son épaule, des enfants, des femmes transportent des ballots, de lourds paquets à bout de bras.

Mais de femmes, il y en a moins que d'hommes. Certaines sont voilées, revêtues de blanc, les hommes, comme moi, portent de sombres imperméables, des chapeaux, melon ou autre. Je suis la foule, disciplinée, guidée de temps à autre par d'autres hommes aux mêmes uniformes que celui qui parlait dans le haut-parleur. Nous avançons lentement, très lentement. 

Une foule silencieuse et triste à la fois. 

Je m'interroge sur ce que sera ma vie ici. Ma fille et ma femme me manquent déjà. Je ne sais pas si j'ai bien fait de les laisser pour partir, en avant-garde, dans ce pays inconnu.  

 

 

 

Mes chéries,

Quel voyage ! Il a duré si longtemps... Et pas un seul jour de ciel bleu. Le bateau tanguait tant que je suis rarement sorti de ma cabine.

Si tu avais vu tous ces malheureux sur le pont, en plein vent, sous la pluie, ces hommes, ces femmes, ces enfants et même des nourrissons, pauvres hères !

J'ai senti qui nous arrivions en voyant voler dans le ciel une multitude de gros insectes ou de petits oiseaux blancs, comme des libellules. 

Quel soulagement, j'en étais encore tout nauséeux. Seul la vue du petit portrait de notre famille me soutenait ; je l'ai ensuite précieusement rangé dans la petite valise en carton, cadeau de mon père. Je pense si fort à vous, vous me manquez déjà, mes beautés !

Quelle foule immense, quel port gigantesque ! Je me sens tout petit mais pas le plus malheureux de ces gens.

Le seul problème c'est que je ne sais pas où aller. Des gens sur le bateau disaient que beaucoup de voyageur étaient renvoyés chez eux. Ce serait tout à la fois un grand malheur et un grand bonheur.

Un grand malheur d'avoir échoué, dépensé tant d'argent et de fatigue pour ce long voyage et un grand bonheur de vous retrouver.

Je suis si seul, je suis si alarmé de vous savoir loin de moi, en potentiel danger, moi qui ne suis plus là pour vous protéger. 

Soyez fortes mes chéries, je le serai moi-même autant que faire se peut.

Dès que je serai accepté dans ce grand et vaste pays de la Liberté je me mettrais à la recherche d'un logement et d'un travail. Je vous enverrai de l'argent pour vous faire venir afin que nous soyons tous enfin réunis.

Baisers à vous, votre papa et amour.

Rédigé par Martine Silberstein

Publié dans #Textes personnels

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