Publié le 10 Juin 2014
Cayo Levisa, le 29 février 1944
Lordan,
Je suis arrivée ici avant toi ! Je sais que tu vas me rejoindre dans peu de temps. Dans quelques jours, quelques semaines ou bien dans un an. Mais pas plus. Après, la caravane du cirque sera passée, et moi, qui sait où je serais ? A nouveau partie ? La guerre, en Europe, je le sais grâce à Granma, fait rage. Quel dommage que tu ne sois pas déjà là, auprès de moi, mon clown adoré !
Tu aimeras marcher sur ce sable d'une blancheur immaculée, sur cette plage où les petits crabes fuiront devant nos pas. Tu adoreras sentir le sable se faufiler entre tes doigts de pieds nus.
Et cette odeur d'embrun, apportée par l'air du large ! Sens-tu ce parfum enivrant de poissons grillés sur les braises de bois flotté, promesse d'un repas aux saveurs subtiles ? Poissons perroquets, thazards, macabìs, leurs couleurs, sous l'eau, le mouvement de leur corps, vif, rapide, un spectacle vivant, sans cesse renouvelé. La langue espagnole, surprenante. Sais-tu que le mot poisson est différent quand il est vivant (pez) ou mort (pescado, pêché) ? C'est vrai qu'il est dommage de les pêcher, mais ils sont si nombreux, et si bon à manger !
Je t'apprendrai tant et tant de choses que je sais déjà sur ce beau pays ! Les Cubains sont décontractés. Est-ce l'effet du soleil ? Pas le cas à Paris ou à Lyon sous le crachin hivernal. Vois, je suis en short et maillot à manche courte, en maillot de bain, voire en tenue d'Ève, quand à la nuit tombée je sais être seule. Et nous sommes en février ! Tu imagines ?
Toi, mon clown que je sais triste, si loin de moi, comment réussis tu à faire rire aux éclats petits et grands ? Et ces Allemands, comment peux tu les supporter, vert-de-gris, sanglés, casqués, marchant au pas, raides et droits, toi mon clown sautillant et multicolore ? Ici, tous les soirs sur cette plage un orchestre vient jouer. La samba, la salsa, les corps palpitent de vie, même si, en revenant à la maison, la marmite est vide. La danse, la musique, le ron (rhum) sont une façon d'oublier la dureté de la vie.
J'ai hâte de sentir nos corps mêlés sur cette plage de sable. Rouler sur la grève, se couvrir de petits grains blancs et courir dans l'eau rafraîchir nos peaux brûlantes d'amour et de soleil. Viens me rejoindre, ô mon clown d'amour !